IL
FAUT UNE POLITIQUE EUROPENNE DES BIENS COMMUNS.
Est-elle
possible?
Riccardo
Petrella, Université des Biens Communs (UBC), Paris (*)
- Qu’entendons-nous par une « politique européenne des biens communs » ?
Par
bien commun
(à distinguer du Bien Commun) on entend tout bien (et services
associés) naturel et artificiel, matériel et immatériel, essentiel
pour la vie de
tous les êtres
vivants (s’il
y a le droit humain à l’eau bonne il y a aussi le droit de l’eau
à un bon état écologique). Pour cette raison, il ne peut être
approprié à titre privé et exclusif par aucun sujet, il doit être
disponible et accessible pour tous. Dès lors, il est sous la
responsabilité commune de la collectivité (toutes les communautés
humaines) qui doit en prendre soin et garantir ainsi le droit à la
vie pour tous en égalité, sans distinction de nationalité, de
genre, de revenu, de couleur de la peau, de position géographique,
de fonction économique.
Le
lien entre le droit à la vie et les biens communs est un principe
fondamental de la définition des biens communs. Le droit à la vie
étant universel, les biens communs essentiels à la vie font partie
de l’universalité de la vie. Ainsi, par définition, un bien
commun est un « bien mondial ». Il n’a aucune
spécificité patrimoniale territoriale particulière. Son
essentialité à la vie fait en sorte qu’on ne peut pas dire qu’il
fait partie du patrimoine d’une région, d’une ville, d’un
pays, d’une nation. D’ailleurs, tous les 273 principaux bassins
hydrographiques du monde sont, à une seule exception près,
« trans-nationaux ».
En
outre, l’actuelle règle qui attribue la propriété et la
souveraineté absolue « nationales » sur les « ressources
naturelles » du territoire de chaque Etat est en porte à faux
avec les principes de l’universalité de la vie et de la communauté
globale de la vie de la Terre. Encore plus contradictoire et
injustifiée est la légalisation du droit de propriété privée sur
les biens, reconnus en principe, communs, notamment le droit de
propriété intellectuelle privée sur le vivant et sur les
algorithmes.
Par
politique
européenne des bies communs,
on entend l’ensemble des principes, règles, moyens et institutions
qui permettent aux habitants de l’Europe et en Europe de définir,
mettre en œuvre, poursuivre des objectifs précis de sauvegarde,
soin et promotion des biens communs (dans les termes ci-dessus
définis) dans la justice, la démocratie, la solidarité, la
fraternité et la sécurité d’existence, au nom de, pour et avec
les habitants d’Europe et de la Terre.
La
politique du
droit à la vie et de la vie
et la politique
des biens communs
sont étroitement entrelacées, à tous les niveaux d’organisation
des sociétés humaines et du fonctionnement de la communauté
globale de la vie de la Terre.
Toute politique européenne des biens communs doit s’inscrire
dans le cadre de visions, objectifs, moyens et pratiques collectives
globales (non internationales) dont l’absence est une des raisons
majeures des résultats insatisfaisants des trois Sommets de la Terre
et des Objectifs du Développement du Millénaire de l’ONU
(2000-2015), l’autre raison étant le choix des classes dirigeantes
actuelles en faveur de la marchandisation, privatisation,
monétisation et financiérisation de la vie.
- Quelles sont les raisons qui poussent en faveur d’une politique européenne des biens communs ?
Les
raisons sont multiples. Faute de temps, je me limiterai à en
souligner deux.
La
première raison concerne la survie du projet politique de
l’intégration européenne
.
Ces
quarante dernières années, les classes dirigeantes européennes ont
cessé de considérer l’intégration politique de l’Europe comme
un objectif prioritaire. Dès la fin des années ’70, en liaison,
entre autres, avec la première vague d’élargissement des Etats
membres, l’idée de Communauté
européenne
commença à être affaiblie, mise en question. Les difficultés de
donner une forme politique, ne fût-ce que sous forme de « politiques
européennes communes »,
furent accentuées par les soubresauts provoqués par les révolutions
technologiques (informatiques, robotiques et communicationnelles) et
par la globalisation triomphante (à l’époque) de l’économie
dominante à l’américaine. Les deux phénomènes ont fortement
poussé chaque Etat membre à la course à la compétitivité pour
la suprématie et la conquête des marchés mondiaux à son avantage
exclusif. L’Europe est devenue un champ d’opportunité pour
l’affirmation des plus puissants et non plus le lieu de
construction d’un nouvel espace socio-économique et politique
commun fondé sur la justice, l’amitié et l’égalité dans les
droits.
Le
traité de Maastricht en 1992 consacra la fin de la « Communauté
européenne ». Il y a eu changement de dénomination de
l’institutionnalisation de l’Europe : l’appellation
« Communauté européenne » fut remplacée par celle de
« Union européenne », reconduisant l’intégration au
modèle traditionnel des rapports entre Etats de nature
inter-nationale, inter-gouvernementale. Pire, le « sens »
même de l’intégration est passé de la construction d’une
communauté poursuivant des objectifs communs par des moyens communs
et selon des modalités en commun à celle de la gestion coordonnée
des deux faits
majeurs dans lesquels l’Europe a été transformée : le
marché intérieur unique, la monnaie unique.
En
ce qui concerne le marché, Maastricht a établi que l’Etat - les
Etats de l’Union, leurs pouvoirs publics - est interdit
d’intervenir dans les matières traitées selon les règles du
marché unique. Toute intervention étatique a été condamnée comme
un facteur perturbateur du bon fonctionnement du libre marché
concurrentiel. La seconde, aussi, a été créée à l’exclusion
de l’Etat, les Etats, et en l’absence d’un Etat européen. La
seule institution européenne en charge de la politique monétaire
est devenue la Banque Centrale Européenne, entité à laquelle le
Traité de Maastricht a donné une personnalité juridique et des
pouvoirs supranationaux indépendants par rapport aux autres
institutions européennes, mais limités par les pouvoirs
attribués/laissés aux acteurs privés des marchés financiers
(banques, fonds d’investissement). En réalité, la monnaie a été
transformée en une marchandise, un bien privé. La monnaie n’est
plus un moyen et un instrument public. La masse monétaire créée,
le coût du capital, la vitesse de circulation de la monnaie ne sont
plus apanages régaliens. Dès lors, la politique monétaire n’est
plus publique, les impositions introduites par le Fiscal Compact ont
enlevé aux Etats leur « souveraineté budgétaire ». Les
pouvoirs réels sont aux mains de diverses oligarchies privées
globalisées et publiques asservies aux premières. La cessation de
l’Europe en tant que communauté date de bien avant l’arrivée au
pouvoir dans plusieurs Etats membres de souverainismes nationalistes
xénophobes.
Dans
ces conditions et sans un renversement des tendances, le projet
politique de l’intégration européenne est destiné à s’effriter
davantage au cours des prochaines années. Ses conséquences seront
principalement néfastes à la grande majorité de la population
européenne au plan humain, social, économique, environnemental et
politique.
L’un
des leviers puissants pour renverser les processus est constitué par
une ré-définition du vivre ensemble entre les Européens, ce qui
permettra un renouveau positif constructif de leurs relations avec
les autre peuples et continents du monde, grâce à la construction à
l’échelle européenne d’une nouvelle société et économie
fondée sur la créativité sociale, humaine, environnementale et
politique liéée aux principes fondateurs des biens communs. L’Etat
du welfare fût effectivement possible grâce à la priorité donnée
à l’époque aux investissements dans les biens (et services)
communs. Le welfare européen ne sera pas une réplique à l’échelle
continentale du welfare du siècle dernier. Grâce aussi aux
nouvelles connaissances et expériences concrètes dans le domaine du
vivant, de l’intelligence, de la matière, de l’énergie, de la
communication, des modes de vie et du bien-être, les biens communs
seront un instrument puissant générateur d’un vivre ensemble
positif d’une « grande » Europe de plus de 500
millions de personnes rassurées, innovatrices, ouvertes à
l’humanité et à la Terre-Mère. Le tout dans un esprit de service
à la concrétisation du droit à la vie pour tous dans les domaines
de l’eau, l’alimentation, la santé, le logement, la
connaissance, les transports collectifs, l’information,
l’éducation, l’art.
A
cette fin, on peut affirmer qu’il n’y aura pas d’intégration
politique entre les peuples (Altiero Spinelli a toujours affirmé
qu’on n’intègre pas des Etats, mais des peuples) si l’on
n’opère pas deux changements majeurs, à savoir,
- la révision du Traité de Maastricht et suivants jusqu’au Fiscal Compact qui sont à la base de l’l’Union Economique et Monétaire actuelle et ont donné naissance à une Europe oligarchique, inégale, technocratique soumise à la domination des intérêts des grands groupes mondiaux financiers, industriels et commerciaux ;
- la révision radicale de la directive européenne de 1998 sur la brevetabilité du vivant de pair avec la révision de celle sur les semences et des dispositions en matière de brevetabilité des algorithmes. La marchandisation, la privatisation et la financiérisation du vivant, dans le sillon ouvert en 1980 par la Cour Suprême des Etats -Unis, a été et reste l’une des décisions les plus erronées et injustifiées prises par les dirigeants au cours des 70 dernières années.
La
deuxième raison concerne la sécurité de vie des Européens.
Ce
qui étonne actuellement c’est que les dirigeants européens les
plus « influents » semblent penser que la sortie de la
crise « politique » de l’intégration européenne
consisterait dans la création d’une « Union européenne de
la défense » (formation d’une armée européenne dans le
cadre de l’OTAN). Quelle fuite inappropriée et dangereuse par
la tangente, croire que l’on puisse intégrer les peuples de
l’Europe en créant un directoire miliaire dominé par un petit
nombre d’Etats !
La
question politique centrale de la sécurité présente et future de
l’Europe n’est ni l’absence d’une armée européenne ni la
faiblesse d’une finance européenne. L’Europe est déjà bien
armée et tire d’énormes profits financiers de son industrie
militaire qui rivalise en exportation d’armes avec les Etats-Unis,
la Russie et la Chine. La finance européenne n’a rien à envier
non plus à la finance américaine, pourtant dominante.
Le
problème critique majeur de la sécurité européenne est constitué
par l’absence et /ou la faiblesse de pouvoirs publics, porteurs
d’une vision « res publica » de la société et de
l’Etat et, par conséquent, soucieux de promouvoir des politiques
et des pratiques collectives de justice, de sécurité sociale
générale, d’économie mutualiste et coopérative, de
technologisation de la vie non violente au service des appauvris et
non pas des déjà puissants et enrichis. Etonnant : les
citoyens qui veulent la paix, la non-violence entre les peuples
doivent se battre contre leurs dirigeants pour les empêcher
d’imposer les logiques de guerre ! De même, c’est
l’inexistence d’une finance européenne publique qui engendre les
incertitudes actuelles et alimente les peurs du présent et les
craintes pour le devenir, poussant les personnes, les familles, les
catégories sociales, les régions, les peuples les uns contre les
autres. La montée des xénophobies, des racismes, des souvrainismes
… est due à la domination de la finance privée et des marchands
d’armes qui ont promu une atmosphère d’inquiétude et de peur
générale collective.
Il
faut que ces oligarchies cessent d’affirmer que les collectivités
publiques (l’Etat, les Communes, les Régions….) auront de moins
en moins de ressources financières pour couvrir le financement des
investissements en infrastructures et services dans les domaines des
biens et services essentiels pour la vie et la sécurité
d’existence collective, et que le glissement vers le recours à
l’investissement privé est, dès lors, indispensable et doit
devenir la source première de financement des investissements
« publics ». Les élus européens, semble-t-il, l’ont
été pour garantir et promouvoir les droits humains et sociaux de
tous les citoyens d’Europe et en Europe et non seulement ceux de
leurs électeurs, et certainement pas pour confier à des sujets
privés et à la logique de la capitalisation boursière spéculative
le devenir de 500 millions de personnes.
Il
faut , en ce sens,
- ré-oxygéner la finance publique par des mesures fiscales et législatives capables d’éliminer les énormes gaspillages (alimentaires, énergétiques, industriels…) et dévastations des ressources naturelles et non naturelles communes,
- republiciser les institutions financières tels que les caisses de dépôt et consignation, les caisses d’épargne et d’économie locale, en stimulant la multiplication de monnaies locales et de circuits économiques dé-monétisés, et
- créer le Conseil Européen de Sécurité des Biens Communs Publics (CESBC), en commençant par l’eau, les semences et la connaissance.
La
fonction principale du CESBC sera triple :
-
Prospective et
alerte (travaux
et analyses le plus possible accessibles aux citoyens. Le cas du
glyphosate l’a démontré : l’Europe a un besoin urgent de
se doter de moyens publics sérieux et indépendants de connaissance
et d’évaluation. L’analyse des « limites existentielles » est
primordiale. Il en va de même des travaux d‘évaluation des coûts
et des bénéfices de la nature entièrement dominés aujourd’hui
par une approche financière marchande privée ;
-
Projets d’actions
et d’initiatives citoyennes
à tous les niveaux territoriaux (concernant les expérimentations
collectives de solutions innovatrices et bénéfiques pour l’ensemble
des habitants de la Terre et non compétitives pour la conquête de
nouveaux marchés),
-
Suivi et
évaluation des politiques
(aujourd’hui il y a un puissant système de notation des politiques
économiques des Etats par des sociétés financières privées. Il
convient de mettre en place un système de notation des politiques de
la vie par des organismes publics indépendants, démocratiques,
participés, transparents.
Une
des premières initiatives à prendre par le CESBC sera la promotion
d’une consultation européenne sur l’abolition du droit de
propriété intellectuelle privée sur le vivant. En 20 ans, la
Directive européenne en la matière, déjà citée, a surtout eu
comme effet de transférer à l’industrie agroalimentle aire,
chimique et pharmaceutique le pouvoir réel de décision concernant
« l’exploitation » du vivant prioritairement en
fonction des intérêts financiers de l’industrie privée du
vivant. Tant que les dispositions légales sur la licité de la
brevetabilité du vivant existent, il n’y aura pas en Europe, et
dans le monde, de véritable sécurité du vivant car celle-ci sera
soumise surtout aux impératifs de sécurité de rendement financier
des sociétés propriétaires. Aucun territoire européen ne pourra
plus maîtriser sa sécurité en termes de santé, de sauvegarde des
sols, de qualité des eaux, de recherche et d’information/éducation.
Un
risque similaire plane sur l’Europe dans le domaine des biens et
services de l’information et de l’intelligence artificielle. Les
dirigeants européens semblent sensibles aux sirènes de la promotion
du « marché intérieur unique des biens et services de
l’information numérique » dans la continuité des miroirs
fallacieux du début des années 2000 de la grande dite
« révolution » de « « l’économie de la
connaissance » , voire de la « société de la
connaissance ».
Une
politique européenne des biens communs publics est certainement plus
sage et plus porteuse d’avenir pour tous les Européens. Elle
pourra devenir un précieux instrument au service et en soutien de la
reprise par les Européens du chemin de l’intégration coopérative
et juste et non pas inégalitaire et oligarchique.
(*)
L’essentiel de cette note est « repris » du Rapport du
groupe de travail 7 “Les
biens communs publics mondiaux »
de l’Université des Biens Communs de Paris, que j’ai animé,
présenté à l’Agora
des Habitants de la Terre, Sezano /Vérone (13-16 décembre) et
qui peut être téléchargé visitant
https://audacia-umanita.blogspot.com
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